Episode 5 : Hors série – De quoi avait-on peur au moyen âge ?

Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans le Scriptorium pour ce cinquième épisode du “(pas si) Moyen âge”. 

Aujourd’hui, 31 octobre 2024, je vous propose un petit épisode thématique “hors-série” à l’occasion d’Halloween ! Nous allons commencer par un petit récapitulatif sur les origines de cette fête, puis nous nous poserons cette question : qu’est-ce qui faisait peur au Moyen âge ?

Halloween, les fausses toiles d’araignées dans les magasins, les citrouilles, les déguisements bon marché, on ne va pas se mentir, c’est un peu commercial tout ça. Et surtout on ne comprend pas très bien d’où ça sort, puisqu’au départ Halloween est une célébration anglo-saxonne qui s’est petit à petit implantée dans nos contrées. Qu’à cela ne tienne, avant d’entrer dans le vif du sujet – à savoir la peur au Moyen âge – retraçons ensemble les grandes lignes de l’historique de cette fête.

Halloween trouverait son origine dans la fête de Samhain que célébraient les Celtes de Bretagne et d’Irlande, le 1er novembre. Il s’agissait en réalité plutôt d’une période puisque la fête elle-même durait une semaine : trois jours avant la pleine lune de novembre, le jour de la pleine lune lui-même, puis trois jours après. Cette célébration marquait notamment le passage de la saison claire à la saison sombre, et par ricochet la fin des combats pour les guerriers et la fin des travaux agraires pour les agriculteurs. 

Ce jour était aussi pour les Celtes celui des revenants, car les âmes des morts étaient censées rendre visite à leur famille à cette occasion. Une première évolution notable s’est produite lorsque les Romains ont conquis la Bretagne au Ier siècle, puisqu’ils ont ajouté leurs propres rites à ceux de Samhain, notamment les dies ferales, jours de culte en l’honneur des morts, et la fête de Pomona, déesse protectrice des moissons. En l’an 607, le pape Boniface IV instaura la Toussaint, journée où les catholiques se souviennent des défunts et fêtent “tous les saints”, initialement célébrée au mois de mai, puis déplacée au IXe siècle au 1er novembre par Grégoire IV (probablement pour mettre en place une version chrétienne de cette célébration, soit l’équivalent papal d’une contre-soirée à la fête païenne). 

Vers la fin du Moyen Âge, les deux fêtes, païenne et sacrée, auraient finit par fusionner au sein de la chrétienté occidentale. Avec l’arrivée de la Réforme, cette célébration va cependant peu à peu disparaître du paysage, mais les coutumes païennes vont perdurer par endroits, notamment au Royaume-Uni. Et c’est probablement aux émigrés irlandais qui sont arrivés aux Etats-Unis au XXe siècle que l’on doit la forte implantation de la fête d’Halloween outre Atlantique, encore aujourd’hui. 


A cause de son lien indissociable avec le monde des morts et avec une atmosphère inquiétante et sinistre, la célébration d’Halloween dans sa version actuelle est indissociable du concept de peur.

Bien sûr, chaque individu a ses peurs et ses inquiétudes propres. Cela n’empêche que toute époque, toute société, a un socle de peurs communes ou en tout cas partage un certain référentiel de ce qui est considéré comme potentiellement effrayant ou au contraire inoffensif. Par exemple, si on vous montre deux images, une représentant un cimetière de nuit, et l’autre, par exemple, un joli pommier débordant de fruits bien mûrs sur une colline ensoleillée, et qu’on vous demande laquelle de ces deux images est la plus angoissante, il est très probable que ce soit le cimetière nocturne qui l’emporte haut la main (à moins que comme moi, vous n’aimiez pas spécialement les fruits).

Et ça peut être difficile de se dire qu’il y a des siècles de cela, la réponse à cette question aurait pu être différente. Je ne le répéterai jamais assez, mais nous appuyer sur nos savoirs et nos sensibilités modernes pour tenter de chercher le sens et la logique d’un symbole ou d’une conception médiévale, c’est un non-sens qui va immanquablement mener à des erreurs et des anachronismes, car nos savoirs et nos sensibilités n’étaient tout simplement pas les mêmes que celles des hommes et des femmes du Moyen âge. Pour comprendre la mentalité médiévale, ou de toute autre époque ou région que la nôtre d’ailleurs, il faut changer de perspective.

Pour vous donner un exemple à première vue tout bête, mais révélateur, prenons la couleur bleue. Il est communément admis à notre époque, que le bleu est une couleur dite froide. Pas besoin d’aller plus loin que le robinet de notre salle-de-bain pour en avoir la preuve : une pastille bleue pour le robinet d’eau froide, et une pastille rouge pour le robinet d’eau chaude. Et pourtant, au Moyen âge, c’était l’inverse : le bleu était considéré comme une couleur chaude, car c’était la couleur associée à l’air, et que l’air était considéré comme chaud et sec. On peut débattre de qui a raison ou tort, ou même de la pertinence d’associer une température à une couleur à la base, mais ce n’est pas la question ici. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’à époque différente, référentiel différent.

Rappelons-nous que ce qu’on appelle le Moyen âge est une période très longue qui couvre un millénaire. Il faut donc faire attention aux généralisations quand on parle de cette période, car si les peurs et les représentations mentales des populations occidentales de 2024 sont bien différentes de celles des populations occidentales de l’an 1024, de la même manière, faire l’amalgame entre les populations de la fin du Moyen âge, soit vers 1500 et celles du début, soit vers 500, serait une erreur.  

Cela étant précisé, posons-nous maintenant la fameuse question : de quoi avait-on peur au Moyen âge ?

C’est une chose d’essayer de retracer l’histoire et l’évolution de quelque chose de tangible, comme un conflit armé qui a laissé des traces, une épidémie, ou la généalogie d’une dynastie de monarques. Mais comment faire pour étudier des concepts comme la peur ? Sur quelles sources l’historien peut-il se baser pour découvrir et comprendre ce qui se passait dans la tête des gens il y a des siècles de cela ?

Les sources de type administratif, extrêmement précieuses pour bien des recherches, ne nous seront pas d’une grande utilité ici puisqu’elles sont par définition très factuelles. Les sources historiques comme les mémoires ou chroniques vont permettre d’établir un contexte, mais il serait délicat d’en tirer des conclusions sur les pensées des contemporains, puisque d’une par beaucoup de ces textes étaient composés à partir d’ouï-dires et aussi parce que l’exagération volontaire était un topos littéraire courant de ce type d’écrits. Il est donc délicat de prendre au mot un chroniqueur qui raconte par exemple les réactions des populations face à tel ou tel événement ou situation.  

Les sources religieuses en revanche, comme les récits hagiographiques ou les sermons, largement connues de la population, sont intéressantes. Non pas que le contenu même des textes ne pose pas de problèmes similaires aux textes historiques, mais parce qu’ils étaient si largement diffusés qu’il est très vraisemblable que leur contenu ait contribué à la formation de l’imaginaire et des représentations mentales de l’époque. 


Halloween et Toussaint obligent, on va commencer par parler de la mort, et plus spécifiquement par se demander si au Moyen âge, on avait peur de la mort. Bon. On peut concevoir que la peur de mourir ce soit quelque chose de relativement universel et qui a traversé les âges, mais si on y regarde de plus près, on se rend compte qu’il y a quand même des petites subtilités intéressantes qui méritent d’être relevées.

Il faut d’abord se souvenir de ce que le mot « mort » signifie au Moyen âge : non pas l’arrêt de la vie, mais le passage vers autre chose. Si aujourd’hui les idées et opinions sur ce qu’il y a (ou ce qu’il n’y a pas) après la mort varient d’un individu à l’autre, à l’époque, c’est une croyance qu’on peut considérer comme commune à tous les Occidentaux. D’ailleurs c’était considéré non pas tant comme une croyance, mais tout simplement comme une vérité. 

Ainsi ce qui cristallise les craintes des hommes et des femmes du Moyen âge plus que la mort elle-même, c’est de savoir ce qui les attend après. Si après avoir quitté le corps, l’âme accède au Paradis, alors tout va bien. Mais quid si au contraire, elle est destinée à brûler dans les flammes éternelles de l’Enfer ? C’est une des raisons principales pour lesquelles les morts soudaines ou accidentelles étaient redoutées, car leur caractère imprévisible impliquait que le défunt n’avait pas pu préparer sa mort et allait donc partir dans l’au-delà notamment sans avoir pu se confesser (et se faisant, augmenter ses chances d’aller au Paradis). Il suffit de jeter un œil à quelques représentations artistiques de l’Enfer pour comprendre pourquoi personne n’avait particulièrement envie d’y passer l’éternité). 

Fra Angelico, Le Jugement Dernier (détail), vers 1431. Florence, Musée national San Marco.
Frères de Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry,  f. 108r, vers 1413-1416. Chantilly, Musée Condé.

Une autre préoccupation des médiévaux concernant leur propre mort était qu’après leur mort il reste des proches pour prier pour eux. Pas dans l’idée de ne pas vouloir être oublié après leur mort, mais pour des raisons plus pragmatiques : de ferventes prières pouvaient « booster » les chances du défunt d’aller au Paradis. Les prières des proches c’était déjà bien, mais régulièrement on trouve dans les testaments des legs d’argent en faveur de messes pour ce but précis, histoire d’assurer le coup. Enfin, il était très important pour le croyant au Moyen âge d’être enterré dans un cimetière, car les cimetières étaient des terres consacrées et qu’y être enterré augmentait, également, les chances d’accéder au Paradis.

Les cimetières justement, parlons-en. Il est en effet très révélateur de s’intéresser aux cimetières pour tenter d’appréhender ce qu’était alors le rapport des vivants à la mort. Le cimetière médiéval a en effet deux particularités. La première, c’est son emplacement. A l’inverse, par exemple, des nécropoles antiques qui se trouvaient à l’écart des espaces habités, au Moyen âge les cimetières se trouvaient géographiquement, et symboliquement aussi, au centre de la communauté. Ce déplacement ne s’est pas fait du jour au lendemain : le cimetière s’est progressivement rapproché des zones habitées à partir du VIIe siècle pour finir par y être complètement implanté d’ici l’an mil environ. Ce déplacement atteste de l’évolution du rapport qu’entretenaient les hommes et les femmes du Moyen âge avec leurs défunts. La seconde particularité du cimetière médiéval, liée à ce qu’on vient d’évoquer, c’est que c’était un lieu de vie. Tant dans les campagnes que dans les villes, les cimetières servaient aux assemblées, on y tenait des marchés et des foires, on y rendait même la justice. La violence y étant strictement proscrite, c’était même un lieu de refuge. Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que l’Eglise va commencer à interdire les activités profanes dans les cimetières.

Indissociable de la peur d’aller en Enfer est la peur des démons et du diable.

Omniprésent dans les discours de l’Eglise, le diable imprègne l’imaginaire des chrétiens, qui sont conscients que leur vie sera faite d’une lutte constante contre le mal. Le diable et ses suppôts peuvent en effet se manifester en tout instant et de différentes manières, que ce soit simplement par de mauvaises pensées, des visions ou des hallucinations. Satan et son œuvre, peuvent être vus partout. 

Le diable et les démons sont un sujet qui a grandement inspiré et occupé les théologiens et les clercs du Moyen âge. Ils leur ont prêté toutes sortes de pouvoirs, comme de pouvoir voler, prévoir l’avenir, connaître le passé, et enfin et surtout, de pouvoir prendre possession du corps de l’homme. Et bien sûr, non seulement son pouvoir est effrayant, mais son apparence aussi. A partir de l’an mil, les descriptions de son apparence vont se figer. On lui prête alors un corps anthropomorphe de couleur sombre, des cornes, une forte pilosité, des serres au bout des doigts, et à partir du XIIIe siècle on lui attribue également des ailes de chauve-souris. 

Tant son pouvoir que son apparence contribuent à en faire une figure effrayante. C’est un mal omniprésent, mais le revers de cela c’est que le diable et ses méthodes, on les connaît bien et que par conséquent on sait comment lutter contre.


Dans l’Antiquité, la croyance que les morts pouvaient revenir auprès des vivants pour les tourmenter était répandue. Des cultes spécifiques servaient notamment à apporter le repos aux défunts et ainsi à les maintenir à distance. Face à ces croyances, l’Eglise chrétienne a commencé par adopter une position très restrictive en niant toute relation entre le monde des vivants et celui des morts. De plus, un lieu spécifique leur était attribué, le purgatoire, où les âmes errantes attendaient d’être jugées et envoyées soit au Paradis, soit en Enfer. Ainsi, toute apparition d’un défunt ne pouvait être, au mieux, qu’un songe, ou au pire une vision d’origine diabolique. 

Malgré tout, les esprits et les revenants étaient quand même présents dans les superstitions populaires. On trouve notamment dans des récits du XIIe siècle des mises en scènes de revenants se manifestant pour exiger le respect de leurs dernières volontés et tourmenter ceux qui ne préservaient pas leur mémoire.

Progressivement l’Eglise a fléchi sa position et entrepris, via sa littérature et ses sermons, de mettre l’accent sur l’importance des prières pour accompagner les défunts, christianisant ainsi en quelque sorte la relation entre les vivants et leurs morts.

Ainsi, considérant le contexte de l’époque, il est probable que ce qui était le plus effrayant c’était plutôt l’idée de devenir un revenant soi-même, puisque cela signifiait qu’on était coincé au Purgatoire, davantage que les revenants eux-mêmes.


On l’a dit, quand on veut appréhender un concept, comme par exemple la peur, à une époque donnée, il est essentiel de se demander quels étaient les référents communs de l’époque, les associations d’idées qui se faisaient spontanément. Et quand il est question de la symbolique au Moyen âge, il est intéressant de constater qu’une grande partie trouvait son origine dans les mots eux-mêmes, puisque les mots étaient considérés comme porteurs de l’essence même de l’être ou de la chose qu’ils désignaient, et à ce titre, étaient porteurs de vérité.

Prenons deux exemples, tirés du lexique des arbres. A priori pour nous, le lien entre un symbole maléfique ou quelque chose d’effrayant n’est pas évident. Et pourtant.

Le noyer par exemple était considéré comme maléfique et nuisible à cause du rapprochement fait entre son nom latin, nux, et le verbe nocere qui signifie nuire. Il fallait donc éviter de s’endormir dessous au risque d’être visité par le Diable ou par les mauvais esprits. Pareil pour le pommier dont le nom latin, malus, évoque le mal. C’est par ailleurs à cause de son nom qu’il est peu à peu devenu, dans la tradition et l’iconographie, l’arbre du fruit défendu.

Après ce petit survol de la peur au Moyen âge, si on repense à la question que j’ai posée en début d’épisode, à savoir : entre l’image d’un cimetière et celle d’un pommier, laquelle est la plus angoissante ? Et bien peut-être que la réponse donnée par un paysan du XIe siècle serait l’inverse de celle qu’on donnerait aujourd’hui. Et sa réponse ne serait ni plus juste, ni plus fausse que la nôtre.

Et c’est ça la beauté de l’histoire : c’est se mettre dans les bottes de quelqu’un d’autre, oublier ses propres préconceptions, et porter un regard nouveau sur le monde. 

Pour en savoir plus…

Samuel Sadaune, La peur au Moyen âge, Editions Ouest-France (2013)

Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen âge occidental, Editions du Seuil (2004)

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